Merci avec toute la sincérité et la chaleur qu’un humain peut prodiguer à un autre à tous ces hommes et ses femmes qui ont inventés, crus et soutenus cette épreuve aux allures de rite initiatique. Merci à tous ces bénévoles aussi innombrables qu’inoubliables qui tendent des mains, des sourires, qui blaguent, relativisent et nous rappellent que rien n’est grave et qu’ils sont là !
Allez, en plein mois de décembre je vous fais quitter les rues froides et venteuses, les barricades au goût âcre de pneus brûlés pour vous emmener entre la mer des Caraïbes et l’Atlantique pour une traversée de 144km au travers de celle qu’on appelle « Madinia, l’île aux fleurs » : la Martinique !
Vu du ciel elle laissait pourtant mon regard embrasser ses montagnes abruptes, ses collines verdoyantes et ses plages au sable blanc ou noir comme une promesse, la moitié d’une certitude. Mais vu de la terre, l’embrasser aller être une toute autre histoire…
Vendredi 7 décembre après un immense rapatriement des 300 coureurs en bus de près de trois heures, émaillé d’une interminable série de lacets sur des routes étroites, vertigineuses et entre-dévorées par la forêt tropicale nous voilà enfin sur le théâtre. Le théâtre des opérations c’est le confins nord de l’ile et la dernière commune de la côte caraïbe : « le Prêcheur ». Un rocher, aujourd’hui immergé, ayant la forme d’un prédicateur en chaire a donné le nom de ce lieu perdu, peuplé seulement par quelques centaines d’habitants. Un stade au mur jaune pisseux et carrelage assorti nous accueille. Plein de résonnance, de néons blafards, de pâtes trop cuites et de thon séché on s’y laisse pourtant bercer par le brouhaha, par chaleur des accents créoles, par les sourires des bénévoles dont les yeux savent et parce que la concentration à ce stade absorbe tout. Je dors comme beaucoup à même le sol à la propreté toute relative en position fœtale en attendant le départ donné à 00 :00.
L’arche rouge luisante d’humidité, les palmiers qui se balancent au rythme de la langueur des brises océanes. Tout cet écrin luxuriant suinte, tandis que les oiseaux nocturnes remplissent le silence d’une mélodie tropicale sans fin. J’attends en débardeur dans une atmosphère déjà moite à 26° que le contrôle des sacs s’achève. L’équipement est radicalement minimaliste, la liste du matériel obligatoire est même incroyable (les piles de rechanges ne sont pas exigées). En revanche, et ce n’est pas une blague, on doit tous avoir un gilet jaune ! Question de sécurité lorsqu’on se trouvera en bord de routes. Donc je n’ai pas de bâtons, pas de bonnets, pas de réserve alimentaire, pas de gants mais j’ai mon gilet parce que, comme savent ceux qui me connaissent, pour moi c’est la sécurité avant tout !
Top départ les préchotins nous encouragent les feuilles de bananiers nous caressent déjà dans les virages et nous nous enfonçons dans un sanctuaire végétal peuplé d’arbres séculaires : manguiers, tamarins des Indes, arbres du voyageur, Bois d’Inde, Fromagers, Gommiers blancs, mahogany enlacés de philodendrons géants. Mes sens sont tous éveillés, les bruits, la nature, tout est tellement différent, exubérant indescriptible. On entame la plus grosse ascension de l’épreuve 1200m (/5200m) de montée par une volée interminable de marches en bois à moitié décomposées. Objectif : la montagne Pelée. Cette caldeira d’Andésite, ce volcan gris râpé par le vent permanent, et un brouillard collant est à lui seul une légende. Le 8 mai 1902 alors que les 26 rhumeries font couler le succès à flot sur l’immense capitale commerciale de Saint-Pierre le volcan consumera en une nuit toute la fête et ses 30000 habitants. Seul un prisonnier en réchappera sauvé par l’épaisseur des murs de son cachot.
Le vent forcit, la forêt de désépaissit, une pluie fine nous fouette et me voilà emmailloté serré dans mon gilet jaune pour tenir. Comme dans un conte néo futuriste une armée silencieuse de phares rouges déchirent la nuit et les gouttelettes suspendues dans un ballet parfaitement synchrone. Peu à peu je réalise qu’il s’agit de l’éclairage aérien d’éoliennes. Le bruit des pales comme un souffle rauque devient celui d’une unité droïde inépuisable qui dévore, insatiable, des brassées de vide. A leurs pieds j’ai l’impression d’être un fidèle ridicule au pied d’un golem de fer inflexible et tyranique.
Je termine l’ascension dans le sillage déterminé de la future première féminine. Carine, la trentaine infirmière Guyanaise, trois enfants et un tempo dément de grande championne. Son compagnon Nickerson semble la version humaine d’un guerrier d’Avatar. Sacré duo, coordonnés … beaux à voir.
La descente est périlleuse on désescalade des lames de basaltes boueuses et glissantes à la frontale, on joue, on tente, on saute et parfois on perd.
Au pied du refuge d’Aileron (km 12) c’est le break enfin je me gave de bananes, de chocolat planteur, d’oranges citronnées, de soupe brûlante et de tucs brisés. On repart dans une ambiance plus forestière, la boue aspire mes chaussures et s’installe partout, on s’accroche aux arbres, aux lianes, on passe des guets, la terre passe du noir au safran. La descente oblige à mille audaces, la vie regorge partout. Je croise les yeux blancs figés d’un Manicou, sorte d’opossum à la croisée du renard, du singe et du cochon. On traverse parfois des forêts secondaires où poussent des bambous ayant la taille de mes mollets, fichés comme des mikados, des ponts en corde suspendus. Je suis aux anges, ce soir je suis dans la forêt d’émeraude, j’ai douze ans d’âge mental et rien ne peut m’arrêter.
Dans les premières pâleurs du jour, le monde se redresse et je laisse passer définitivement Carine la guerrière blonde spartiate en route vers son trône. En attendant je découvre cette forêt de plein jour, tout semble vivre et se décomposer en accéléré. Le sol est jonché de feuilles ayant la taille d’un plat de service à Matignon, les bouquets d’oiseaux du paradis rouge sanguine font parfois quatre mètres de haut, ce n’est que démesure partout où mes yeux se portent.
Pause rapide au Domaine de la vallée je profite encore d’un temps compté où je peux m’alimenter correctement. A chacun des ravitaillements nous devons au préalable nous laver les mains et parfois les chaussures afin de ne pas transporter les parasites qui trainent dans les eaux jaunes traversées et qui provoquent entre autres joyeusetés la leptospirose dite maladie des égoutiers. J’avance bien : je longe des champs de bananiers (quasiment une monoculture sur cette île) croulant des régiments de bananes protégé par un sac en plastique vert pour éviter que les oiseaux ne se servent. Les fermes et les villas sont vastes, toutes plus ou moins bricolées. A l’entrée de chacune d’elle git une épave (souvent une Renault et je n’ai pas d’explications) qui se transforme en herbier fou, des massifs de roses de porcelaine (c’est une variété de l’île) pour agrémenter et un chien modèle féroce heureusement pour nous solidement enchaîné.
J’arrive à Sainte-Cécile (km 27) après avoir faussé compagnie à Roro et son bob rouge. Roro c’est le champion local, 6ème l’an dernier, sympa, surentrainé (il a fait la diagonale des fous il y a deux mois). C’est une base de vie très bien organisée le staff médical prends notre tension et notre température avant toute chose. Tout est ok. Je prends le temps de tout réachalander et d’ingurgiter soupes lentilles et riz en grimaçant. Je discute avec Jean-Christophe un Grenoblois de 52 ans dans un état de fraîcheur impressionnant. A partir de maintenant et presque jusqu’au bout on taillera la route ensemble et ce sera la vraie belle rencontre de cette course.
Les bosses s’enchaînent, la chaleur monte par bouffées humides, le ciel change en permanence : les ondées tropicales brutales, alternent avec les coups de vents et les demi-heures étouffantes. Coup d’eau à la rivière lézarde on nous asperge avec une lance pour faire descendre la tension qui monte.
Notre thermostat fait un yoyo incessant mais enfin c’est Denel Gros-Morne (km 48) où on se pose dix minutes sur des vieux lits de camps miteux et poussiéreux qui ont des allures de palace, avant de repartir. La gentillesse des bénévoles, les bon couwages créoles, les coups de klaxons des vieux pick-up, la franchise et la force de toute l’île devient contagieuse.
On avance, nous voilà à Saint-Joseph (km 60) nouvelle base de vie on se douche, il fait très chaud je grignote plus que je ne mange. On repart sans trop de réflexion directions le volcan éteint des Roches Carrées. La montée est épuisante tout se fait sur des cordes, partout une boue glaiseuse botte sur les semelles rendant l’ascension impossible sans ces équipements. Je fais une pause à l’ombre pendant que Jean-Christophe continue. La descente me ramène d’entre les morts et pour un temps je recolle avec le tempo de mon équipier. On arrive dans la commune du François connue pour ses magnifiques fonds sablonneux et ses îlets tout proche, entre aperçus en s’approchant.
Après une dizaine de kilomètres, on va taper sur le pied de la montagne du Vauclin. Et commence un calvaire en douze étapes chacune marquée par une croix blanche histoire de motiver. Le coup des cordes recommence, je pioche dans mes ressources profondes désormais. Le ravitaillement en haut fait du bien (km 96) mon équipier nous a amené une gentille assistante qui s’occupe aussi avec beaucoup de bienveillance de moi. Je me force à boire, deux fourchettes de riz et on prépare les frontales avant de partir. Les derniers rayons un peu alchimistes dorent les herbes hautes. Une maison fuchsia se détache dans son écrin de bananier aux feuilles vernies. Puis la nuit nous enveloppe de nouveau….allez plus que quatre petites bosses avant de toucher Macabou. Macabou c’est la plage et ne restera plus qu’un marathon sur le sable fin ! (vu sous cet angle c’est plus grand-chose, vu sous un autre ça fait peur!)
Macabou enfin, je tiens sur le fil de la volonté mais peu à peu mon corps se rebelle, se cabre, refuse tout sans négocier. Je domine encore la situation mais plus pour longtemps. On laisse nos empreintes éphémères sur des plages blanches et vierges, on coupe dans des palmeraies foisonnantes. C’est le décor de Lost, et on croise évidemment un aventurier prèsde sa tente qui fait un magnifique feu de noix de coco au milieu d’une clairière paradisiaque. On cherche les lignes où le sable porte le plus, la nuit est d’un noir fantastique. On fait une micro pause dans un bouquet d’herbes sèches. On éteint les frontales, la magie cosmique des constellations opère dans l’instant, le temps s’étire, le bruit du ressac. La tentation de fermer les yeux pour que tout s’arrête est trop forte, on se relève en chancelant et on recourt sans un mot enfin c’est le Cap Macré (km116). Comme un zombie automate je vais aller je ne sais comment au Cap Chevalier (km 125) Je « dors » dix minutes sous ma couverture de survie, le vent me glace les reins. Jean-Christophe est encore alerte et je le retarde j’aurai déjà du lui dire de partir, je le ferai deux kilomètres plus loin. Je me pose dans la nuit épuisé, sa lampe se dissout déjà au loin. Je me relève, je cours d’une foulée trainante et vide dans un décor qui désormais a changé. Le sentier du littoral de la Trace des Caps traverse la savane de pétrifications, c’est une zone aride quasi désertique. Je m’empêtre dans les herbes hautes bute dans les pierres errantes. Les balises réfléchissantes sont si loin les unes des autres que plusieurs fois je les confonds avec la lumière des étoiles. Ca y est je me suis perdu, tout se ressemble où que j’aille. Je reste calme, j’ouvre mon téléphone j’ai chargé la trace GPS et comme un petit prince moderne je retrouve le chemin des étoiles.
Je trouve le dernier ravitaillement de l’Anse Prune (km 136). Je reste collé au banc sous ma couverture de survie à frissonner. Je papote avec les gentils bénévoles, petit selfie pour me rappeler d’eux. Je suis motivé mais trois kilomètres plus loin tout retombe, je marche et ma tête tourne. Depuis quand je n’ai plus mangé ou bu ? Je vois enfin au loin Saint-Anne une ultime rampe, l’éclairage publique, je bois une gorgée pour me féliciter. Mauvaise idée, je me tords au sol en vomissant quelques centilitres d’une bile inconsistante et inodore. Je me calme, respire profondément pour ralentir les spasmes et je repars.
Je vois au loin ce fantomatique voilier à deux mats échoué sur la plus belle plage de Saint-Anne. L’arche d’arrivée en est à cinquante mètres, c’est si beau, calme, silencieux. Je jump sur la ligne pour rien pour personne, juste pour le geste. Les leds rouges du chrono de l’arrivée se fichent sur ma rétine 25h43’ et je suis le 19ème à voir ce chrono. Il est 1h 45 du matin je suis heureux, presqu’aussi heureux que je suis épuisé.
Alors je m’endors d’un bloc, sans manger ni boire, sur la plage. Le bruit du ressac me recouvre m’emporte et me murmure les phrases magiques de l’île, celles qu’on ne peut dire qu’à l’oreille, celles qu’on oublie jamais. Après ce pèlerinage, je suis enfin prêt à les entendre et elles descendent en moi comme un mystère sous ma conscience qui s’abandonne…
2018-12-13