Me voilà au cœur de l’Archipel Espagnol des Canaries : huit pastilles de terres sous les alizés. Je suis à l’extrême Sud de l’une d’elle : la toute ronde Gran Canaria. Et à cette latitude Saharienne me voilà téléporté dans le crabe aux pinces d’or aux côtés du capitaine. En l’occurrence je suis aux côtés de mon ami et grand champion Cyril Martel, et nous sommes comme deux gosses stupéfaits de se retrouver dans une page de BD nos quatre pieds en équilibre sur l’arête de ces sculptures éphémères.
L’océan qui se détache au fond me rappelle que ce spectacle totalement inattendu n’est rien d’autre qu’un morceau du grand Sahara arraché et transporté par un Tsunami en 1755 (Voltaire en parlait déjà dans Candide). Dans ce décor de titan fait de feu, de vent et de poussière savoir que la démesure en soit l’origine n’est même pas étonnant..
La devise de la course est sur toutes les banderoles : TransGrancanaria « una meta un sueño » (a goal a dream) !
23 :00 Las Palmas. L’ambiance est électrique on se croirait au grand raid de la Réunion ! Les spectacles de rue, la ferveur populaire, le speaker survolté à la voix pleine d’inflexions dramatiques, le grand orchestre posé sur le sable à deux pas d’un océan très agité, tout est là. Serrés dans nos sas j’observe ce public de 800 coureurs triés sur le volet : la Trans Grancanaria est une des manches de l’Ultra-World-Tour et ça se voit. Le gratin est sur le départ, (Paul Capell, Jared Hazen, Pablo Villa, Dylan Bowman, Diego Pasos, Audrey Tanguy…) Certains sont presque à poils avec des sacs de huit litres. Nous avec Cyril, on est sous nos goretex et on n’a pas vraiment chaud mais pour être dans l’ambiance j’ai tout de même fait l’impasse sur la montre et les bâtons.
On longe l’océan et on passe devant le spectaculaire auditorium Alfredo Kraus créneaux Mauresques et style Las Vegas.
La calima souffle encore, ce vent chaud et violent chargé de sable et de poussière sera à l’évidence, notre compagne cette nuit.
On s’enfonce dans les terres, je laisse un Cyril en pleine forme décoller et faire sa course (elle sera superbe : 74eme place après une échappée solitaire de 128km gérée de main de maître)
Arucas (km 17) premier ravitaillement c’est aujourd’hui mon 33ème ultra et je peux vous certifier que j’ai rarement vu une telle abondance : paella, avocats, noix en tous genres, …whaou!.Vite fait je repars : mes deux tendons d’Achille… la douleur s’installe, c’est normal ça ? Je discute avec deux français, mon allemand première langue ne va pas beaucoup m’aider aujourd’hui alors j’en profite pour tuer les heures noires.
Mais le rythme de tous est instable et je sais que je dois m’en détacher.
Tout se redresse , on monte direction la commune de Teror. On laisse définitivement le port illuminé tout en bas. Les températures baissent, une pluie fine opère, et la parka est de nouveau de rigueur. Le cordon de balises rouges clignotantes au dos des sacs (c’est obligatoire) s’étire comme un serpent magique au milieu des bourrasques. La douleur dans mes tendons et mon ménisque, blessé cette année, prend ses quartiers et avance comme une grignoteuse dans mon cerveau. Mes pieds buttent sur les pierres je me casse un ongle, je suis gourd, pataud, mal équilibré dans les descentes, en canard dans les montées pour soulager les tendons. Ca va passer, je me raisonne, l’île me parle comme une maîtresse exigeante. Je l’écoute, je l’apprends, ses bouquets acérés d’agaves dans la forêt, ses dragonniers à troncs multiples, ses essences d’eucalyptus, ses descentes sur des mousses détrempées, ses lits de galets c’est elle, elle n’est pas toujours très accueillante mais si je l’aime assez, elle me laissera la comprendre.
Teror (km 27) et sa basilique Nuestra Señora del Pino où se trouve la vierge patronne de Grande Canarie. C’est beau même de nuit, on doit approcher les 3h du matin et déjà la nausée pointe son nez, comme une vieille rengaine. De tranches de pains trempées dans du bouillon en grimaçant et je repars
Je croise, par chance, Pascal FONCROSE, un bloc mental et optimiste pétri de bienveillance made in Montpellier. Voyant que je ne vais pas très bien il me pousse à me réhydrater. Ce que je fais et c’est incroyable en quelques minutes la nausée se dissipe! On fait route ensemble en plein montée direction la commune de Moyà. Le vent se fait tempête charriant des nuages de cristaux de poussière et d’eau, il est hors de question de ralentir si on ne veut pas finir en sorbet. Il me manque des gants, mes tendons sont un supplice constant mais je me répète que tout va bien.
Le ciel s’éclaircit, la lune se lève, ultime reine de toutes ces nuits où elle règne sans partage. Sa lumière fantomatique sculpte des montagnes de nuages lourds comme des génoises qui serviles et indolents trainent à ses pieds. Perdus dans mes souvenirs, et au fil de ma course obstinée, sa lumière devient stroboscopique en filant derrière les profils noirs des grands pins Canariens (certains peuvent atteindre 60m) avant de disparaître….
Moyã (km39)
Un V géant nous attend 1000m de descente humide et 1200 de remontada au programme. Je sors de la course pour faire quelques photos contre jours dans la forêt.
Le sol se couvre peu à peu d’épines, des bouquets de pissenlits géants de vipérines qui jaillissent de toutes parts. J’ai la chance d’être dans une des réserves de Biosphère de l’Unesco couverte par plus de 700 espèces endémiques et je le mesure.
Los Pérez (km51)
C’est la première partie de la montée qui est faite, on se pose 5’ le public est toujours chaud : musique à bloc, jeunes sous des couvertures qui attendent, Pascal donne des signes de moins bien mais on se soutient et on sait tous les deux que ça passera. Mon alimentation tourne à plein régime concombre, avocats, amandes, assiettes de riz et sauce espagnole, comprimés de bicarbonate tout passe et tout sera indispensable pour les chaleurs qui s’annoncent. Mon short et ma visière sont déjà raides de sel. La montée chauffe je rentre dans une phase d’euphorie et c’est un peu comme la fusée de super Mario ça ne durera pas mais faut pas la rater.. Je lâche pour un temps Pascal et dans la descente sur Artenara c’est lui qui prend la fusée et on est ensemble à mi course.
Artenara (km 63)
C’est le village le plus haut de Gran Canaria c’est surtout un balcon extraordinaire sur les deux symboles phares de Gran Canaria le Roque Nublo et Bentayga, centre spirituel pour les aborigènes. Nous rentrons désormais dans le Parque Natural Pinar de Tamadaba qui a des allures de grand Far West. On se goinfre de patatas typiques de la région à la sauce piquante et de bocadillos et on dégage laissant derrière nous les tours en rouges en pierre de lave de l’église San Matias. Cap droit dans la pente avec en visuel les deux dents de Roque Nublo qui se découpent au loin.
Mes jambes sont de nouveau en feu et en quelques heures me voilà à 1813m au pied de ce monolithe de basalte de 80 mètres de haut.
Photos obligent, mer de nuages à nos pieds, décidément le trail c’est un peu comme la vie mais en mieux. Pascal me rejoint on est total raccord on n’a plus qu’à dégringoler sur Tejeda !
Tedjeda (km 74)
On se retrouve face à la montée Garanon, un mur qui tape dans le dur, des relances c’est interminable mais on reste soudé, on se remotive, on relance l’un après l’autre le rythme et l’idée de rejoindre l’unique base vie du parcours devient une réalité.
Garanon (km87)
On s’accorde 45’ de pause, le gros des montées est achevé et notre stratégie de course et de faire la différence sur le dernier tronçon. On s’alimente bien, l’envie de dormir est inexistante et on a tous les deux un gros mental de finisher. Pour la petite anecdote Pascal enchaîne les années à un régime de cinq ultras par an sans avoir jamais abandonné, donc je suis serein notre binôme est à tout épreuve.
Je n’avais laissé à la base aucun sac d’allégement, (mon minimalisme devient obsessionnel avec les années), j’y perds le confort mais gagne une liberté qui enivre. Alors de mon côté un coup de Nok. et zou finissons-en !
Après une courte ascension on rejoint un chemin de pierre, pavé à la romaine, qui serpente au fond d’un canyon avec pleine vue sur l’océan. Un festival de cactus et d’euphorbes survit au bord de cette zone volcanique totalement désertique. Le thermostat de la plancha monte à fond et la falaise réfléchit la vague asphyxiante. Il y aura de nombreux coups de chauds et déshydratation dans cette zone. Mais GranCanaria est rentrée dans nos pieds et nos cœurs, mes tendons assouplis par la chaleur desserrent leurs morsures, on court en duo coordonné, sur-motivés et radieux. Ce décor extrême devient un jeu à quatre jambes géant.
Au bout c’est Herbahuerto !
Herbahuerto (km 98)
Une ambiance chaude comme un brasero, ça crie, ça joue, ça chante, ça danse c’est totalement fou, c’est latin à mort. Le ravito le plus électro de l’histoire des ravitos bat son plein tandis que les ancêtres en maillot de corps profite du spectacle. Tu m’étonnes qu’ils veuillent tous devenir des champions dans ce pays !
On repart gonflé à bloc on démonte l’avant dernière montée et s’en suit LA descente technique de cette épreuve. Mes sens sont en folie, je vole sur les têtes de rochers, on remonte un tas de coureurs. Mes dépassements se font sur le fil au bord de la chute. Ma tête est liquide brûlante, mes yeux brûlés par le sel d’une transpiration ininterrompue ne voient plus que l’essentiel. Je suis tellement concentré que je me persuade de mon invincibilité. Pascal s’accroche derrière il sait qu’à ce rythme là ça ne peut pas durer.
Ca tombe bien car apparaît le petit hameau d’Ayagaures caché entre les ravins majestueux couronnés par des kilomètres de lignes d’orgues basaltiques. Démesure de la nature face à de modestes maisons traditionnelles en pierres de la vallée, un lieu qui redonnerait presque espoir en une humanité raisonnable.
On tarde un peu. Je frissonne. Pascal relance la machine, on papote gentiment, on rigole sur la dernière montée en lacets bien lassante, ça redescend. On rallume les frontales (définitivement je déteste ce moment) et on fait défiler le lit de galet d’une rivière asséchée.
Peu à peu le tempo monte. Pascal c’est décidément le roi du finish ! On remonte une cohorte de zombies ballotant, les lumières de la ville, on respire à plein poumons le parfum d’écuries. On rattrape Nathalie Mauclair gagnante de l’UTMB et championne du monde de trail 2017 qui revient de blessures et qui a donné tout ce qu’elle pouvait aujourd’hui sans abandonner. Ca, c’est une vraie championne, de celles qui terminent même les jours sans. On discute un brin, et on file sous les alizés. Ca y est : le phare de Maspalomas qui éclaire la nuit depuis 1890, ces centaines de dattiers des Canaries, le sable, le tapis bleu ! On arrive le poing serré en l’air, le sourire à en faire mal, jump sous le chrono rouge parce que c’est évident..Il est 20 :55 on est 143ème et tout est incroyablement net et magnifique !
On s’allonge sur l’herbe grasse, on peine à retrouver notre souffle, nos poitrines se soulèvent encore et je me dis que ce n’est pas moi qui contredirait Hitchcock ce soir quand il disait que « la vie ce n’est pas seulement respirer, c’est avoir le souffle coupé ».
Récit et crédit photos de : THIBO