Formosa, ça veut dire « belle » en portugais, et c’est l’ancien nom de l’île de Taïwan, située au sud-est de la Chine. Le trail emprunte les sentiers oubliés des anciens chasseurs aborigènes de l’île.
Et moi je dis qu’ils ont peut être été oubliés parce que pas tout à fait praticables en fait !
Aujourd’hui je ne suis plus qu’une courbature ambulante. Mais forcément, on ne peut pas sortir indemne d’un « chemin du guerrier » !
Il m’a certainement manqué un peu de cuisses et de séances d’escalade pour le vivre moins douloureusement.
Mais comme toujours, la douleur passe, la fierté reste.
Taïwan se situe à 3 h d’avion de Phnom Penh. J’y arrive le jeudi soir. Le vendredi après midi, je prends le bus de l’organisation pour rejoindre le lieu de la course, au Sun Moon Lake (le lac du soleil et de la lune), à 748 m d’altitude, et à 4 h de bus de Taipei la capitale. Retrait des dossards, et arrivée à la guest-house vers 21 h 30 pour un réveil prévu à 2 h… ça fait plus beaucoup de temps à dormir. Heureusement j’avais pris de l’avance la nuit précédente.
Départ le samedi 1er décembre, à 4 h du matin, à la frontale, au bord du lac (que je ne verrai pas puisque j’arriverai aussi de nuit). Départ tout doux, car ça démarre par 10 km d’ascension et 1200 m de D+. Certains appellent ça un réveil musculaire.
Je suis ravie de courir à Taïwan avec mon équipement Raidlight « Made in France » !
Je démarre avec Gaëtan, un copain de Phnom Penh. Visiblement, on est nul en montée, on n’arrête pas de se faire doubler. On a le même handicap : on habite une ville plate. (on verra plus tard qu’on est aussi nul en descente).
On attaque la forêt, et le chemin devient sentier, puis une simple trace entre les arbres. On avance à la frontale, en slalomant entre les troncs, la température est idéale. Moi qui zigzague habituellement entre les voitures lors de mes entraînements citadins, je trouve le décor génial.
La pente est bien pentue (20%), et on arrive à la première corde. Je passe donc en mode escalade avec le peu de technique que j’ai. ça change !
Le brouillard arrive en même temps que le lever du soleil, vers 6 h. Ambiance mystique de nos faibles halos cotonneux entre les branchages au sommet de la montagne.
Et en émergeant des arbres, le premier CP est là, au milieu des plantations de thé, le panorama est saisissant, après ces heures sombres passées en forêt.
Bon, 2 h 45 pour faire les 13 premiers kilomètres, le ton est donné. Je ne traîne pas, je repars de suite pour un aller-retour qui nous ramène à ce même CP dans 9 km. Toujours ce même petit sentier dans la forêt, mais cette fois on croise les coureurs sur cette portion « en double-file ». Les « taïaut » et « good job » sont toujours bons pour le moral, peu importe la langue.
Oh ! un serpent !! Oh ! une araignée qui me fait de l’ombre tellement elle est grosse ! Tiens, un drone ?… ah non, c’est un bourdon / frelon taille XXL… Allez, concentrons-nous sur le balisage plutôt, c’est moins flippant.
Retour au CP, je remplis les gourdes et je repars pour une portion de 12 km jusqu’au prochain CP, portion qui me semble plate tendance descendante sur le profil. Erreur, c’est LA partie technique surprise du parcours. Je passe ces premières heures à tomber, sur les mains, sur les fesses, sur les genoux, sur l’épaule. Rien de grave, je me relève sans mal à chaque fois, mais ces petites piqûres de rappel aiguisent ma vigilance et réveillent ma combativité. C’est un chemin de warrior, j’avais failli l’oublier.
Tout ce parcours est dans la jungle. LA JUNGLE. Pas la jolie petite forêt européenne bien docile, bien proprette. Non la jungle bordélique, anarchique, la jungle libre. Il faut suivre la trace d’un mec qui est passé deux jours avant avec sa machette. Un mélange de jeu de piste et de laser game, où il faut passer entre les branches et les lianes, enjamber des troncs d’arbres qui font obstacles, ou bien passer dessous.
Je vois des fougères arborescentes, des jeunes pousses de 1 m toute bourgeonnantes ; et des géantes épanouies à 5 m du sol. Je vois des lianes qu’une main verte a dû tresser, nouer, tisser pour enlacer les troncs d’arbres de façon si amoureuse. Des feuilles géantes descendent jusqu’au sol et m’offrent une échelle de chlorophylle pour grimper jusqu’à la canopée. Le sol est couvert de mousse bien verte, tapis tout doux où mes mains se posent (ou se vautrent) sans mal. Je pense au livre « la vie secrète des arbres » que je viens de terminer. Je me trouve dans une forêt vivante, dans la nature qui n’a pas besoin de l’homme pour prospérer. Je traverse des forêts de bambous. Parfois parfaitement rangés à la verticale, à l’écorce chaude et lisse sous mes doigts. Parfois complètement désorganisés : tous les troncs sont penchés, tombés, enchevêtrés et je me vois minuscule Alice au pays des merveilles dans un jeu de Mikado géants.
Il y a quelques passages délicats à flan de falaise, où la largeur du sentier ne dépasse pas la largeur d’un seul pied, où les cordes et les grimpettes à 4 pattes se succèdent et demandent une concentration maximum. Je ne suis pas du tout rassurée, et j’appréhende de trouver ce même terrain de jeu la nuit suivante…
Enfin, le troisième CP, km 34, est atteint vers 10 h 30. Je file de suite pour la partie la plus longue : 20 km jusqu’au prochain ravitaillement. 5 km d’ascension puis 15 km de descente sur goudron. Cela permet de relâcher la tension, mais cela explose bien les cuisses. La route est bordée de palmiers, on descend en direction d’un village dans une vallée où l’on doit rejoindre un temple où se situe le CP.
Il est 13 h 40 lorsque j’y accède, km 54. La moitié du parcours est passée. Je prends le temps de boire une soupe de nouilles, en compagnie de Mathilde la copine de Gaétan qui est là pour encourager les coureurs. Sympa de croiser une tête connue, et qui parle français. Je me pose de l’elasto sur les côtes, là où frotte le sac, et je repars après 15 mn d’arrêt.
C’est une montée de 1500 m de dénivelé en 8 km jusqu’au point le plus haut du parcours, à 2000 m d’altitude qui nous attend.
C’est d’abord un joli sentier dans la forêt, puis à mi-pente, l’escalade reprend et cela devient très dur : des rochers, des branches, des racines, des cordes, des passages près du vide. Le chemin est piégé. En fait, non, il n’y a pas de chemin. L’homme n’a rien à faire là. Mais un pas après l’autre, j’avance malgré tout. A chaque escarpement rocheux gravi à 4 pattes ou avec les cordes, je pense être arrivée, mais non, je vois toujours un plafond de branchages au dessus de ma tête et l’ascension continue. L’épreuve dure quasiment 3 heures ! Mais j’y suis ! Et maintenant il faut remettre les jambes en marche pour ne pas perdre de temps en descente. Mais mes cuisses se sont transformées en moellons, et c’est super dur de retrouver une petite foulée dans ces conditions, même sur une large piste forestière. Mes cuisses sont douloureuses, mais je n’ai pas de crampes, et aucune douleur articulaire. Alors je serre les dents, je grimace, et je continue à descendre. J’en profite même pour faire du fractionné car la piste est balisée tous les 500 mètres. Je sprinte à 9.5 km/h, laissez passez le bolide !!!
J’arrive au CP suivant, km 71 vers 18 h 30. Avec la nuit qui est tombée à 17 h 15, et 2 ascensions encore au programme, je me sens un peu lasse et loin de l’arrivée, mais toujours déterminée et préparée à affronter la forêt en mode nocturne. Encore 19 km de solitude en pleine nature avant le prochain ravitaillement. Mon mental ne faiblit pas, je sais toutes les étapes par lesquelles je dois passer, il suffit d’être patiente et de continuer à avancer. De prendre soin de soi et de perdre le moins de temps possible aux arrêts.
Je perds la notion du temps. Mince, ça fait 10 secondes ou 10 minutes que je n’ai pas vu de balisage ? Et la joie de voir briller un ruban quelques mètres plus haut me comble à chaque fois. Il m’en faut peu pour être heureuse.
Une heure d’ascension, puis une heure de descente sur goudron avant d’attaquer la dernière montée : 600 m de D+ à 20%. Mon temps se binarise : regarder le sol / le balisage, boire / manger, jambe gauche / jambe droite. Simple. La Vie est simple. Depuis quelques courses, je minimise mon équipement aussi : bouteille d’eau plutôt que camel ou bidon, pas de chaussettes de compression, pas de musique, pas de montre gps. Eviter l’encombrement matériel pour mieux se retrouver avec soi-même.
Le ravitaillement (km 90) se situe avant le sommet. J’avale quelques nouilles, il est 22 h 30. Il faut repartir pour finir cette dernière montée, et enfin visualiser l’arrivée 12 km plus bas.
Parce que c’est la dernière, l’ascension parait interminable. Mais tout arrive, et le dénivelé s’inverse enfin. Je secoue mes cuisses en moellons, dur dur de repartir. Allez, droit dans la pente, il faut descendre et trottiner pour abréger les souffrances.
104 km c’est le nombre de kilomètres à courir, mais c’est aussi l’âge que j’ai l’impression d’avoir en essayant de bouger mon corps endolori. J’aperçois les lumières du village , encore bien loin. Puis plus rien. Le noir de la forêt. Ils ont éteint les lumières ou quoi ?!! Enfin, quelques poteaux électriques, ce ne doit plus être très loin. Enfin du goudron et les premières habitations. Un tour dans le village désert, et l’arche est là ! La délivrance ! Il est 1 h 21 du matin. J’ai couru 21 h 21. C’est un joli nombre bien symétrique. C’est beau le sport !
Je suis 7ème fille. L’année dernière, mon temps m’aurait fait grimper sur la troisième marche du podium. Cette année, le podium a été pris d’assaut par des coureuses élites japonaises. Bravo les filles ! C’était un sentier de guerrières !!!