Cette année 2020 est définitivement creuse en terme d’événement trail. Le mythique Grand Raid de La Réunion n’a pas échappé à la crise sanitaire de la Covid-19. La course qui devait se dérouler le week-end dernier sur l’île intense n’a pas eu lieu, mais certains n’ont pas pu s’empêcher de partir sur les sentier Péi. C’est le cas d’un mythe de la Diagonale des Fous, Daniel Guyot qui possède une histoire toute particulière avec cet événement.
Pour commencer, peux-tu brièvement te présenter et nous expliquer ton histoire avec le Grand Raid de La Réunion ?
Issu de la campagne bretonne, j’ai toujours aimé cavaler dans les vallées. 60 ans après, j’ai conservé ce désir intact. Avant la toute première Diag’ officielle de 1989, j’effectuais déjà, depuis 85, des traversées, voire « doubles traversées » de l’île, en aller / retour. Je m’amusais à prendre un parcours totalement différent au retour. En 89, j’étais encore lié à Chamonix – par ma dangereuse passion de la glisse en altitude qui a fini par me remettre à ma place… – d’où venaient les membre du PGHM ayant inspiré le GRR et je travaillais dans une institution partenaire (La Justice).
Cette course était donc taillée pour moi et j’en ai fait mon « Contrôle Technique » annuel, celle qui me donne un laissez-passer pour toutes les autres (49 courses en 2019 avec 45 podiums catégoriels). En 2012, Grand Angle, grâce au travail du reporter Alex Gary relayant la Diag’ sur Canal +, a tenu à me faire un portrait dans le film « 20 ans déjà » qui a révélé mes récidives, mais c’est le grand journaliste formé à Ouest-France, Emmanuel Guermeur, qui, soucieux de ses sources de par son professionnalisme hors pair, s’est rendu compte que je détenais le record du nombre de fois comme Finisher. Ainsi ai-je été baptisé « multiraidiciviste », et appelé sur le podium 2019 en tant que « roi des fous ».
L’événement annuel étant annulé sur l’île, comment as-tu pris la nouvelle et qu’as-tu décidé de faire ?
J’ai d’emblé éprouvé le désir de ne pas céder aux renoncements ambiants, de ne pas non plus persévérer, avec des œillères, dans les ornières du préétabli, comme faire à tout prix la « Diag’ des Offs » c’est ainsi qu’Arnaud Moisan s’est ravisé sur son réflexe 1er de faire un TDA (Trail de Arnaud) en lieu et place du TDB (Trail de Bourbon) pour lequel il s’était bien préparé. Quand il m’a demandé ce que j’allais faire – il me connaît bien et savait que je ferais quelque chose… – il a tout de suite été emballé par mon idée : que cette pause soit l’occasion d’un retour aux sources. Comme je tenais à faire le lien avec la Diag’ contemporaine et aussi impliquer ma compagne Mireille Vélia qui devait faire en 2020 son 3ème GRR, il a été convenu d’effectuer le retour Sud Nord avec elle, en composant une Diag’ idéale faite des meilleurs tronçons proposés dans les diverses évolutions du parcours en 30 années.
Cette démarche a abouti sur « La Diag’ aux Sommets », elle peut se comparer à l’idée de Guillaume Beauxis de relier, le 27 juillet dernier, 3 sommets pyrénéens qui lui sont intimes. Pour moi, sur La Réunion, c’est : Piton des Neiges, Piton de la Fournaise, Roche Ecrite… Mon aller / retour fera globalement 280 km et 15 000 m de D+.
Le week-end du 12 octobre tu t’es donc lancé avec le traileur élite Arnaud Moisan sur le parcours de la toute première Diagonale des Fous (Marche des Cimes). Comment s’est passée cette course en OFF et en duo ?
Pour Arnaud, élite qui finit toujours dans les 30, tant sur la Diag’ qu’à l’Ultra-Marin c’était l’occasion d’inscrire sa passion de “jeune traileur”, dans les origines et l’histoire de sa pratique. Pour moi, une façon de transmettre le flambeau à un digne représentant des valeurs initiales du trail. Lui psychomotricien, moi prof, nous partageons au fond une perspective humaniste qui s’inscrit dans notre passion du trail, malgré nos différences : lui est un compétiteur, moi un vieil arpenteur des cimes… Pour un passage symbolique de flambeau, vu nos différences d’âge (je pourrais être son père) Arnaud représente l’héritier idéal qui a porté un de mes deux dossards conservés depuis 89, il avait alors 7 ans ! Il m’avait proposé de faire le parcours ensemble d’un bout à l’autre, mais, par respect pour ses entraînements en vue du TDB, je lui ai proposé qu’après une entame ensemble d’une dizaine de bornes et 800 D+, chacun fasse sa course, tout en restant liés par téléphone. On est pourtant encore à 5 minutes l’un derrière l’autre au sommet du Kerveguen après environ 6000 de D+, et Arnaud pense alors de nouveau à se qu’on évolue ensemble mais je le laisse s’envoler dans les descentes techniques qui suivront afin qu’il exploite ses talents de descendeur là où je suis très modéré. Il a fini la traversée en 22h20, moi en 27h22 ce qui nous placerait respectivement aux 10ème et 33ème places des résultats de 89. Nous ressortons donc très satisfaits de cette aventure amicalement partagée.
Une semaine plus tard, tu repars sur les sentiers mais cette fois c’est la traversée du Sud au Nord avec ta compagne Mireille Vélia. D’où êtes-vous partis et quels ont été les points majeurs du parcours ?
Nous sommes partis du site de départ du GRR avant qu’un conflit du maire de St Philippe et de l’organisation GRR, ne déporte le spot de lancement de la course sur St Pierre. Or, gravir les grandes pentes, suivre la caldeira, traverser la Plaine des Sables toute lunaire et franchir le plus impressionnant col de l’île dit « Oratoire Ste Thèrèse », constituaient la partie la plus belle et exigeante de la course qui a été sérieusement amputée dans sa dernière version stabilisée. Perchés en fin de journée sur cet Oratoire Sainte Thérèse à près de 2500 D+, avec vues sublimes tant sur l’imposant et lointain massif Piton des Neiges vers lequel on se dirige au Nord, que sur le massif Fournaise que l’on va quitter au Sud, accroît ce désir de goûter encore plus avant à « l’âpre divinité de la roche sauvage » selon Nietzsche, dans l’invitation au voyage Baudelairien… Toute une poésie de l’espace qui porte… Quelle sauvage beauté, cette altière Réunion ! Le deuxième point majeur a été le passage par le Piton des Neiges. Le GRR n’y est allé qu’une seule fois, en 2014, du fait d’un éboulement dans le Taïbit. Le terrain très accidenté et l’évolution en altitude y exigent une mobilisation toute particulière. Mireille qui est une traileuse chevronnée (finisher des 2 dernières Diag, 45 courses en 2019 dont une quarantaine de podiums) a pu expérimenter une confrontation à des difficultés que ne proposent plus la Diag’ contemporaine. Le dernier point majeur a été l’ascension de la Paroi de La Roche Ecrite, qui est le spot de l’épreuve « Kilomètre Vertical » de l’île. Après 110 km, de nuit, sur terrain humide et dans un air vif, on y mettra deux fois le temps que lors de nos compétions KV, mais avec le sentiment d’un accomplissement…
Vous êtes arrivés dimanche 18 octobre au matin à Saint-Denis après 140 km et 8 000 m de dénivelé positif. Comment es-tu physiquement après ce double effort ?
Je me sens aussi bien qu’un animal ordinairement en captivité, qui aurait recouvré sa nature sauvage en gambadant avec plaisir dans la nature… Mireille s’est endormie 7 heures, moi 2. Il faut un moment pour que le cerveau comprenne que la cavalcade est finie et en informe pleinement la machinerie qu’il active… J’ai la chance d’avoir conservé de bonnes facultés de récupération que j’attribue en réalité à une tempérance réfléchie, à l’écoute du corps, je reste en régime cardio modéré dans les côtes et je me ménage au plan physio en descentes. Sur un mode globalement rando-trail, je peux durer et repartir à loisirs. Si, avant 40 ans, la récupération est quasiment spontanée après un repas complet et une bonne nuit, en revanche, à la soixantaine, 2 ou 3 jours permettent de repartir d’un bon pied. Me relancer ainsi 5 jours après mon aller plus tonique avec Arnaud, (juste le temps de fêter mon anniversaire canonique) procédait d’un timing idéal. Ces histoires de récup en plusieurs semaines, voire plusieurs mois, si on n’a pas traumatisé son corps mais maintenu une endurance pondérée et adaptée à ses possibilités, n’ont aucun sens… Personnellement, j’ai toujours pris plaisir à faire la « Course de l’Ail » qui pique bien, le week-end juste après le GRR. C’est un immense traileur Breton, Jeannot Jacquement, qui m’y avait initialement invité, alors que j’y voyais une folie, ce qui n’en est rien, mais au contraire l’occasion d’une bonne « récup’ active ».
Quels souvenirs as-tu de ces deux périples en une semaine sur les sentiers de l’île intense ?
Beaucoup de souvenirs ; je pourrais en énumérer des quantités à la façon de Georges Perec dans son ouvrage de 1978, « Je me souviens » :
- de l’entame de La Marche des Cimes 2020, assez émouvante avec Arnaud, 31 ans après ma première en 89, donc un récent souvenir qui crée la magique réminiscence de bien plus anciens.
- de la surprise qu’en ayant pourtant décidé de faire la course chacun à son niveau, on se retrouve à 5 minutes l’un derrière l’autre après le plus gros du dénivelé fait. De sa belle performance et de ma propre facilité à refaire la course en 7 heures de moins que la 1ère fois alors que j’avais 29 ans.
- des soupes chaudes, proposées par Odile Sabattié et Mireille.
- des paysages toujours sublimes sous différentes lumières comme savaient les voir et les peindre les impressionnistes…
- de la panne de frontale de Mireille en descendant sur la Plaine des Cafres où, me dirigeant alors qu’il va être 22 heures, vers un bâtiment éclairé qui s’est avéré une école islamique, on nous a offert gentiment un secours en éclairage.
- des autres mises à l’épreuve : notamment du temps (froid, pluies denses…), qui ont décuplé nos ressources.
- des partages humains particuliers, par delà la complicité avec le copain Arnaud pour l’aller et la compagne Mireille pour le retour.
- de toutes ces bonnes sensations de se sentir encore vivant en cette sombre période…
Et surtout je me souviens m’être souvenu d’un tas de choses plus ou moins enfouies ordinairement, évanescentes, ce qu’a l’art de provoquer ces longs périples.
Malgré l’absence des milliers de coureurs, des bénévoles et des nombreux spectateurs sur le bord des sentiers, as-tu ressentis un effet Grand Raid tout de même ? Un retour aux sources ?
Oui, commencer par l’ascension du massif volcanique depuis Cap Méchant et terminer par la Roche Ecrite, c’était faire revivre deux segments clés, bien costauds, chargé des meilleurs souvenirs en Diag’ et qui ont fait les heures de gloire du Grand Raid dans le passé, toute une épopée. Des indices de Diag’ ponctuaient le parcours, telle la grande inscription au sol en Land Art « Allez les Fous !! » dans la Plaine des Sables. Nous avons ponctuellement côtoyé jusque Cilaos des raideurs extérieurs inscrits à la Diag’, et qui, quand même venus sur le caillou malgré l’annulation, ont décidé de persévérer dans l’idée de traverser l’île en suivant le GR2, façon de ne pas avoir de problème d’orientation. Après le Piton des Neiges, ils ont dialogué avec nous comme des coureurs de la Diag’ en proie aux abandons. On était dans l’ambiance habituelle après 70 km. A Cilaos, nous avons rencontré Christophe Le Saux, aux trois Salazes, l’ami Thierry Chambry (vainqueur de la Diag’ 2007). Les sentiers étaient fréquentés par de nombreuses personnes incarnant l’esprit Diag’, ou expérimentant des alternatives sur le terrain. D’autres amis m’ont chaleureusement salué au fil du parcours, tout autant que sur une Diag’ officielle, si ce n’est plus eu égard à cette double traversée.
Souhaites-tu ajouter quelque chose ?
À cette occasion, j’aimerais valoriser l’autonomie totale, c’est un excellent exercice qui était à la base originelle de l’ultra-trail, elle exige des contraintes très particulières qui changent considérablement la donne d’une traversée et pimentent l’esprit d’aventure :
– Porter un sac bien plus lourd, organiser, compartimenter et protéger les éléments en cas de pluies.
– S’équiper d’éléments fiables, sans compter sur quelques changements de chaussures ou autres…
– N’embarquer que des aliments non fragiles en évaluant au mieux les besoins, pouvoir se satisfaire de choses assez basiques sans produits frais, sans soupes chaudes…
– Avoir au minimum une 3ème flasque pour les longues portions sans point d’eau.
– Rallonger le parcours pour atteindre un vital point d’eau. (Par exemple, obligation de passer par le gîte du Volcan entre Basse-Vallée et le gîte du Piton des Neiges.)
– En cas de prévision d’un recours à une boutique, s’arranger pour passer aux heures d’ouvertures.
– Etre capable de se dispenser des liens sociaux, d’encouragements de tiers, etc.
– Faire preuve d’une grande prudence en ne comptant que sur soi-même en cas de problème.
L’entraînement en autonomie permet les meilleurs progrès, elle est de nature à réduire considérablement le taux d’abandon sur les ultras, elle forge une discipline apte à affronter toutes les conditions et rendre à la fois libre et responsable dans ses excursions en montagne, tant du point de vue de la gestion du temps que des espaces, de l’écoute de ses propres sensations, des bienfaits de retrouver l’animal qui est en soi derrière les carcans sociaux.
Outdoor And News remercie Daniel Guyot pour son témoignage et lui souhaite le meilleur pour ses prochaines avantures sur les sentiers de l’île intense.
Propos recueillis par Julien Frenoy
Photos : Daniel Guyot
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